Il n’est pas évident de résumer ce qui vient d’arriver en une image. Et puis, cinéphile que je suis, je me souviens d’un plan de Faust, une légende allemande, chef d’œuvre de Friedrich Wilhelm Murnau sorti en 1926, où Méphisto frappe de la peste la petite ville. Pour symboliser le fléau s’abattant sur nous, c’est un montage : un crâne et Paris depuis la tour Montparnasse.
Sur le plan personnel, ces deux mois de confinement peuvent se résumer en trois mots : alles in Ordnung. Il est curieux de constater qu’être casanier et solitaire, soit ce que notre société de transparence et de spectacle considère comme des défauts, s’est avéré être un atout, voire un avantage, sur la gestion au quotidien de ce long moment. Tout planifier, pas de place au hasard ; se lever, manger, se coucher à heures fixes ; faire de l’exercice physique ; se garder un créneau de distraction intellectuelle en lisant, regardant des films ; se fixer des buts précis au jour le jour…
Bref, c’en est presque indécent vis-à-vis des personnes confinées à plusieurs, dans la précarité, ou touchées par la maladie et le deuil. Mais qu’y puis-je?
Le plus intéressant était l’environnement extérieur. Et là, j’avais un excellent poste d’observation sur la nature humaine.
J’ai vu des gens perdre le sens élémentaire de la vie en société. Des hommes et des femmes, qu’en temps normal on qualifierait d’équilibrées, remplir leurs chariots de papier toilette (passe encore), de packs de soda, de tout ce qui n’est pas nécessaire. Tout prendre sans penser à son voisin. Mais peut-on les juger pour autant ? Car des décennies de société de consommation ont fait que nous ne sommes plus en mesure de savoir quelles sont nos priorités matérielles en cas de catastrophe majeure.
J’ai vu des amis, ou que je croyais être des amis, partager sur les réseaux sociaux les pires thèses complotistes, de la propagation du coronavirus via la 5G (On leur a dit qu’elle n’est pas encore déployée en France ?), via les compteurs Linky (Comme s’ils avaient besoin de ça…), ou plus nauséabond, comme un complot gouvernemental pour évacuer les parisiens en province afin de soulager les hôpitaux franciliens. Un vrai inventaire à la Prévert. Ce fut le moment warhollien des collapsologues, qui bien qu’honnêtes et sincères dans leur grande majorité, ont été phagocytés par des escrocs qui ont dévoyé la théorie de l’effondrement, pourtant clairement exprimée dans l’ouvrage éponyme de Jared Diamond.
Mais j’ai vu aussi du partage, de l’entraide, des sacrifices, de l’amour, du courage, dans le silence et l’anonymat de la famille, du quartier, loin des radars des chaînes d’information, plus promptes à parler des actes qui rabaissent la société plutôt qu’ils ne l’élèvent.
J’ai vu des gens ordinaires pris dans une tempête qui les dépasse. Désarmés, mais pas à genoux ; inquiets mais déterminés. Car les êtres humains seront toujours ce qu’ils sont, avec leur bassesse et leur grandeur.
Nous vivions dans une bulle, en particulier en Europe, épargnés par les guerres et les catastrophes sanitaires depuis plus de soixante dix ans. Mais les épidémies, voyons, c’est chez les autres, les miséreux du Tiers-Monde ! Naïfs et amnésiques que nous étions : quelle ironie de voir le vieux continent, riche et développé, de plus en plus arrogant et égoïste envers le reste de la planète, être un épicentre majeur de cette violente pandémie. Quel retour à la réalité ! Il aura fallu cela à notre génération qui, au prix de dizaines de milliers de morts, a enfin gagné sa légitimité sur cette terre.
Bien sûr cela sera pour nous tous une dure leçon de modestie, et pour de longues années. Mais ne nous y trompons pas : il n’y aura pas de jour d’après, pas plus qu’il n’y a eu de jour d’avant. Nous oublierons, comme nous avons oubliés les pandémies de grippes asiatiques et de Hong-Kong. Il faudra une génération pour cela. Mais nous oublierons, car la vie est plus forte.
Quelqu’un a dit « Nous sommes en guerre ». C’est excessif, mais cette « guerre » a été révélatrice pour nos sociétés, nos attentes, nos priorités dans la vie, car personne ne sait qui il est avant d’avoir été mis à l’épreuve.
Elle nous a révélés à nous-même.
Walter Saraiva
(*) : Clin d’oeil à Danny Boyle