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Avant, c’était la rue Saint-Ambroise.
Un studio très sombre dans un vieil immeuble du onzième arrondissement de Paris.
Avant, c’était les chiottes à la turque sur le palier, avec la porte de l’appartement dont je ne devais pas oublier de prendre la clef pour ne pas me retrouver enfermé, en pyjama, dans l’escalier.
Avant, c’était se laver dans un tube dans l’espace minuscule de la cuisine, se frotter avec un gant puis se rincer avec une casserole d’eau sur la tête.
Avant, c’était cette cour intérieure lépreuse que je regardais en rêvassant au lieu de faire mes devoirs.
Avant, c’était triste, c’était sombre, c’était pauvre.
Après, c’était gai, lumineux et propre. La première salle de bain dans l’appartement ! Une baignoire sabot, les WC, la lumière qui entrait partout.
Nous passions d’un deux-pièces cuisine minuscule à un vrai appartement avec trois chambres et salle de séjour.
Une chambre pour ma mère, une pour moi tout seul et une pour la Mamichka, mon arrière grand-mère.
Un balcon sur de grands espaces lumineux, une cuisine où l’on pouvait manger, des placards partout… Il y avait même dans cet appartement un séchoir, pour faire sécher le linge, une sorte de balcon fermé, où l’on entreposait les légumes et tout ce qui ne rentrait pas ailleurs.
Avant, c’était encore une sorte d’après guerre, avec des vélos et des hommes en canadiennes marron à gros boutons.
Avant, c’était la peur de la guerre en Algérie pour toute la famille restée là-bas, la peur des attentats aveugles. La guerre, l’OAS et le putsch des généraux.
Avant, c’est Michel Debré appelant les Parisiens à se rendre sur les aéroports à pied ou en voiture, dès que les sirènes retentiront, pour convaincre les soldats engagés trompés de leur lourde erreur et repousser les putschistes.
Après, c’est la Mamichka à la maison, mon arrière grand mère, qui avait vécu toute sa vie à Alger, tout juste débarquée de l’avion à l’aéroport d’Orly. C’était la paix. C’est l’amour entre ces deux femmes, ma mère et sa grand-mère, qui depuis des années s’écrivaient dans l’angoisse et la peur.
En 1962 c’est tout un quartier de Sarcelles envahi par les rapatriés. Il y avait un café en plein milieu qui s’appelait l’OASis et tout le monde savait pourquoi !
Dehors sur le parking qui séparait l’allée Watteau de l’allée Fragonard, les arbres qui venaient juste d’êtres plantés, étaient tout petits et ne faisaient pas d’ombre. On y voyait parfois de drôles de gens montrant des ours et des singes.
La ville était déjà très grande. Elle avait bien dépassé les possibilités de la gare SNCF qui n’était qu’une halte sans bâtiment, surmontée d’un pont, celui de Garges-les-Gonesse. Pourtant tous les matins et tous les soirs des milliers de Sarcellois montaient et descendaient le sinistre escalier de bois.
Les journalistes parisiens, bien logés dans les grands appartements du septième arrondissement de la capitale décrivaient avec mépris la Sarcellite comme une maladie honteuse. Pourtant cette ville brassait des gens de toutes origines et de tous les milieux sociaux, des provinciaux venus travailler à la capitale, des Parisiens chassés par les opérations immobilières et la hausse des loyers, des pieds noirs, des Juifs sépharades et les premiers immigrés maghrébins et africains.
La Maison de la Jeunesse et de la Culture et la bibliothèque de Sarcelles ouvraient pour une grande partie des jeunes un accès à la culture que Paris leur aurait refusé.
Le monde changeait en 1962 et Sarcelles en était la vitrine.
Et puis l’année 1962 s’est terminée dans un grand hiver très froid. La chaufferie est tombée en panne. La Mamichka, déjà très âgée, ne sortait plus de l’appartement. Elle est tombée malade et elle est morte en janvier 1963.
Depuis, cette ville est devenue autre chose et comme beaucoup d’autres grands ensembles elle est synonyme de banlieue dangereuse.
Elle n’en restera pas moins pour ceux qui ont vécu cette année 1962 comme une première marche vers le confort, la luminosité et… la modernité.
Marc BERNARD, 23 mars 2010
Les photos ont été prises par la mère de l'auteur, Madeleine SAFRA
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